Serment de Concrétude
Assieds-toi, on va pas se gêner. La pluie tape, la chope fume, et la table a cette vieille musique de bois qui a tout entendu. Je m’appelle Mikko, je serre la mousse et je tiens les clous. Ce soir, on parle du serment qu’ils ont planté dans le Royaume. Eux, là-haut, les faiseurs de règles, les joueurs de l’autre côté de la page. Pas un charme, pas une prière : un clou froid dans le bois tiède. Et toi et moi, on va le sentir passer.
Tu t’en souviens, hein ? Ces soirs où la Brume parlait de la Brume, où les ombres commentaient leurs propres silhouettes. On levait un geste et, au lieu d’un choc, on récoltait un discours. La salle s’écoutait s’écouter. Moi, je voyais mes tables se couvrir de phrases qui ne coupaient rien. Eux ont regardé ça, ils ont hoché la tête, et ils ont dit : ça suffit. Ils ont pris un marteau, pas pour casser le mythe — pour arrêter le glissement.
Depuis ce soir-là, je fais toujours la même démonstration. Regarde : je lève le dé, je le laisse tomber dans la chope. Ploc. On se tait une seconde. La mousse déborde, ça colle sous la manche, ça glisse sous la paume, ça sent la levure et le fer. Tu vois ? On a quelque chose à pointer demain matin. Une trace. Eux ont écrit ça dans le bois : une chose n’a vraiment eu lieu que si elle pèse quelque part. Un son, une odeur, une perte, un objet déplacé, un bleu. Sans trace, c’était un nuage accroché au plafond.
Ils ont été clairs comme une écharde : tout ce qui n’a pas de chaise au comptoir — les silhouettes du décor, les mécaniques, les serviteurs sans bile — n’a plus le droit de prêcher. Pas d’au-dessus, pas d’en-dehors, pas de commentaire sur “l’Histoire” pendant que nos verres refroidissent. Qu’ils fassent. Et que ce qu’ils font, on puisse le jouer avec des mains, des cordes, des pierres, des genoux, des outils. Sinon, on recommence jusqu’à ce que la peau s’en souvienne.
Tu veux savoir ce que ça change pour nous deux, accoudés ici ? Ça met de la gravité là où on glissait. Ça oblige la scène à parler par preuves : une corde en moins, une torche raccourcie, un carreau qui claque, une fente qu’on a bougée de deux doigts, une ration qui s’est évaporée dans une vraie bouche. Avant, un colporteur traversait la salle en parlant du destin et repartait avec un toast. Maintenant, s’il ne laisse rien — une chaise resserrée, un clou manquant, une tache honnête sur le tablier — alors il n’est pas vraiment passé. Pas parce qu’on serait devenus secs. Parce qu’on préfère un souvenir qui s’attrape à un souvenir qui s’évapore.
Et ne t’inquiète pas pour la poésie. Ils n’ont pas étranglé nos étoiles. Ils les ont rangées au bon endroit. Toi, quand tu montes sur la banquette pour raconter le ciel, garde tes métaphores, fais carillonner les images dans les verres. Mais attends-toi à ce que le monde réponde en clous, en boue, en pierre déplacée. Tu cries au tonnerre ? Très bien. La rizière te répondra en niveau d’eau, pas en applaudissements. C’est plus juste, et la nuit s’en souvient mieux.
Tu sens comme moi que ça calme la salle. On apprend vite. Regarde : la porte a mal fermé, un courant d’air nous vole la chaleur. Avant, on débattait du sens du vent. Maintenant, je roule un torchon, je cale la planche. Torchon perdu, courant d’air calmé, deux tousseurs soulagés, et sur la poutre, un trait de suie pour la mémoire. Rien qu’avec ça, on tient déjà une scène entière : un manque, un effet, un signe.
“Et la Brume, Mikko ?” On me la pose chaque soir. Elle n’a pas disparu. Elle mord. Elle refroidit la peau, elle bouffe les clous, elle mange la marge du registre quand il pleut trop. Elle parle par effets, plus par essais. Ses phrases étaient longues ; ses dents sont plus nettes. On gagne tous du temps — et du goût.
Eux, de l’autre côté, ils ont donné une consigne simple à ce qui bouge sans lever de verre : le monde doit se prouver. Le bruit, l’odeur, la texture, l’impact. Le bois qui répond sous la main. La pierre qui râpe. La corde qui entame la paume. Le verre qui chante quand on le pose trop fort. Nous, on garde le droit de rêver, d’exagérer, de gonfler, de rire. Mais on accepte que l’addition arrive en clous et en manques. Ça, c’est le pacte.
Ferme les yeux un instant. Qu’est-ce que tu gardes de la taverne sans la regarder ? La chaleur de la chope dans le creux de la main, le “ploc” du dé qui tombe, l’odeur de levure, le frottement de ta manche sur le bois, la petite douleur de l’écharde que tu n’as pas réussi à sortir. Voilà. C’est ça, désormais, une scène. Pas les phrases qu’on a dites — les marques qu’on emporte.
Alors on fait comme eux nous l’ont appris. On lève les dés, on écoute autrement quand ils retombent. Si c’est un mauvais chiffre, on cherche l’angle qu’il dévoile. Si c’est un bon, on vérifie où le bois a cédé. Et on écrit la suite dans la matière, pas dans la vapeur.
Je ne te demande pas d’y croire. Je te demande de toucher. Pique le pouce sur un clou, renifle la suie froide, écoute le carreau qui sonne faux. Si demain tu te réveilles avec ce bruit encore entre les côtes, on pourra dire qu’on a compris le serment, toi et moi. Et si on oublie, on revient au comptoir. On passe la main sur les entailles. Elles parlent mieux que moi quand le soir se met à bégayer.
Allez. On boit une gorgée, on lève un dé. S’il déborde, tant mieux : on aura une preuve à nettoyer. Eux ont remis du poids dans le monde. Et nous, on sait le porter.